dimanche 18 août 2013

le promeneur solitaire

ses aller retour sont ponctués de plusieurs arrêts

un jour de mai quelque part dans le sud avant les grosses chaleurs de l'été,
par une belle journée qui s'annonce, juste avant le lever du soleil,
en pleine campagne aux premiers abords des habitations, nous le voyons,
il marche les yeux vides, les poings serrés, sur cette petite route départementale,
il est comme agrippé au seul sac à dos qu'il porte, et toujours de la même façon, et toujours du même coté,

tel un soldat zélé prenant sa garde,
il semble scruter attentivement autour de lui, tous les détails d'un paysage qui lui est pourtant si familier,
il est comme tout entier voué à cette mission d'observation qui lui serait échue, par on ne sait qui, on ne sait pourquoi,
il observe autant qu'il peut être observé par ceux qui passent, intrigués de le voir seul, aller et venir sur ce parcourt insignifiant,
sans jamais jeter un seul regard sur les gens qui le croisent,
il est comme à l'écoute d'une voix imperceptible, à laquelle il serait intimement et mystérieusement lié, à laquelle il ne peut, ou ne veut répondre, mais qui semblerait guider ses pas,

ballades ou pérégrinations matinales,
plusieurs fois par jour plusieurs jours par semaine
peut être tous les jours il est là,

pas un seul jour où passant sur cette route, je ne le croise, imperturbable et discipliné,

il est comme indéfectiblement lié à ces déplacements quotidiens, qui semblent s'imposer,
à lui même comme à tous ceux qui le croisent, jour après jour,
dans une sorte de rituel dont il serait le seul à connaitre la signification,
il est toujours là, chaque matin, posé là, sur cette route comme dans un mirage,

est-il réellement attiré par des voix, qu'il serait le seul à vouloir et pouvoir capter, et qui semblent rythmer ses déplacements ? est-il encore de ceux, qui répondant à une sorte de nécessité intérieure ou d'appel surnaturel, sont poussés chaque jour à suivre, sous on ne sait quelle injonction mystérieuse (?), un itinéraire qui leur aurait été donné de parcourir ?

nous n'en savons rien et si quelqu'un avait l'audace de s’arrêter pour lui poser la question, je suis persuadé qu'il répondrait tout simplement et poliment : "je me promène...",
venir, écouter et voir, se déplacer,s'arrêter là puis continuer. voilà ce qu'il nous donne simplement à voir, le promeneur du matin, le maniaque des allers venues ...

ces différentes pauses, en rase campagne sont comme autant de stations qui se succèdent, laissant à ce regard, fixe et soutenu, cette sorte d'insistance inhabituelle, invariablement tourné sur un environnement des plus banals ou des plus familiers, pour tous ceux qui passent par là tous les matins,

il semble prendre, lui, le promeneur du petit matin, le temps d’observer,de fixer dans ce paysage, quelque chose qui nous échappe,

QUOI? QUE FAIT IL? QUI EST-IL? plusieurs m'en ont déjà parlé et personne ne le connait vraiment,

C'est ce promeneur solitaire, un peu fou, malade (?), bizarre, et peut être déviant (?), le marginal qui erre, le zonard qui zone, le très connu des inconnus du matin, que personne ne connait vraiment, qui se tient tous les jours au bord de cette route, à force d'être là, il a fini par faire sien, ce petit bout de territoire, par ses nombreux passages, par cette même démarche et ce même rituel qui le caractérisent: c'est cet homme seul que je croise tous les jours quand je pars travailler au petit matin, juste avant d'enchainer mes nombreuses visites à domicile ...

D’OÙ VIENT IL? OÙ VA T-IL? Je n'en sais rien et ne saurai jamais, mais son sac en bandoulière sur l'épaule droite, ce regard fixe qu'il porte autour de lui, ces allers retours, finissent par me devenir aussi familiers, que les routes que je prends chaque matin et qui finissent par rythmer quelque part à moi aussi, les débuts difficiles de mes propres journées de visites et de rencontres: ce curieux promeneur du matin ne manque jamais à ses curieuses obligations matinales, par n'importe quel temps : marcher, aller et revenir, repartir ... tout cela semble à la longue par devenir si évident pour lui.


Nous sommes tous des promeneurs solitaires,
tenus par des itinéraires imprévus et souvent improbables,
répondant à l'appel de quelques voix ou nécessités intérieures, qui nous échappent souvent.

Nous sommes tous sur un chemin qui détermine en permanence notre cheminement,
justifie à nos yeux et sous le regard des autres, le sens de nos déplacements.


Je reprends à chaque jour qui passe, peu de temps après avoir croisé ce mystérieux promeneur, ce que l'on appelle mes visites à domicile, faites d'observations quotidiennes, d'auscultations comme ils disent: "le docteur m'a ausculté...", sans connaitre les véritables raisons de ces aller-venues, aller-retours quotidiens de notre étrange  marcheur croisé un peu plus tôt sur la route ... je passe d'une visite à l'autre, d'une maison de retraite à une autre, à l’hôpital local, d'un "petit vieux (ou moins vieux) à un autre", d'un "qui va mourir" à un autre qui a "failli défaillir", mes "chroniques" comme on dit dans la profession, "quelques aigus", ceux qui ne sortent plus de leurs maisons. Ma journée s'organise autour de ces multiples "stations" ou "petites pauses", plus ou moins bien ordonnées, auprès de leurs problèmes de santé (ou soit disant problèmes de santé ...), passages obligés au plus près des souffrances et des douleurs, autour d'un planning, plus ou moins fixé, lui aussi à l'avance, entre visites à domicile et consultations au cabinet. Et le tout sera rythmé aussi par tous ces appels plus ou moins urgents, "commodités" et autres convenances personnelles, "passes droits" ou "médecine sur le pouce", pour une "patientèle", que l'on voudrait toujours plus disciplinée, attentionnée ou respectueuse, et qui viennent troubler la fausse (?) monotonie de toutes ces journées de travail ...

soigner, c'est finalement beaucoup d'interrogations et très souvent peu de réponses ...

je suis ce promeneur qui reprenant sa marche tous les matins, peut apporter une réponse mais reste souvent dans l'attente d'une solution au problème de vivre, au mieux être, à la guérison (?) de ses patients ... les voir vivre et mourir ... et s'il quelqu'un, me voyant bouger et m'activer autant en un seule journée, avait la curiosité de me poser la question du pourquoi et du comment :

" Que faites vous ? Comment faites vous, docteur ?! ...
- Je travaille ...", serait peut être ma seule réponse à cette question incongrue ... un peu à la façon de notre "promeneur" qui, tous les matins, se promène ...


Samedi 07 mai 2011 le promeneur solitaire

APPELS AU SECOURS

Premier coup de téléphone de (B), je suis encore en visite (je suis encore en retard), lundi après midi et journée très chargée..

"Allo, docteur... VENEZ VITE... (AC...) ne s'arrête pas de crier... Elle est dans le grenier ...
Elle s'est disputée avec sa sœur. Je crois qu'elle fait une nouvelle crise..."

(AC...) et (B...) sont frère et sœur, et n'ont jamais quitté la maison familiale, ils sont tous les deux retraités mais n'ont jamais travaillé et sont toujours restés en invalidité. C'est la sœur qui assure le quotidien et l'intendance, les courses, les commérages, et ramène tous les jours à la maison le journal local, ne se privant pas  au passage d'aller gratter quelques jeux de hasard ...

Deuxième coup de téléphone de (B) ...

" Docteur, docteur, c'est encore (B) je vous dis qu'elle ne va pas bien... elle crie encore!! Elle fait une crise...
- ça n'allait pas ces derniers jours?? Elles se sont beaucoup disputées??
- Oui, oui, ça ne va pas, il faut venir
- Oui, oui, j'arrive"

La maison est grande et je peux comprendre dans la précipitation qu'il ne puisse (ou qu'il ne veuille) aller voir dans le grenier, (B) se déplace très peu et le seul trajet quotidien qu'il ose entreprendre est celui qui va de sa chambre  à la cuisine, à l'autre bout du couloir... faute de ne pas pouvoir le faire sortir de la maison et suite à de nombreux problèmes circulatoires, compliqués de quelques ulcères chroniques, nous sommes parvenus à le convaincre de pratiquer un peu de vélo d'appartement sur leur terrasse ...

Troisième coup de téléphone...

"Docteur, je suis avec (AC)
- vous êtes dans le grenier??
- oui, le grenier de la terrasse...elle est tombée et je n'arrive pas à la relever..."

Effectivement, (AC) était de tout son corps, étalée au milieu des cartons et objets hétéroclites, non pas dans "le grenier du haut" mais celui de "la terrasse", un peu comme dans les dessins animés de Tex Avery, les jambes en haut et le corps plongé dans le magma hétérogène de ce grenier "du bas".... (AC) était dans une absolue impossibilité de se relever, je lui tends les mains, la prends par les épaules et l'aide à s’asseoir sur une chaise que je fis glisser à ses cotés... que son frêre faisant, pour une fois, preuve d'un peu d'initiative, avait ramenée "dare dare" de la cuisine ...

Plus de peur que de mal, et j'essayais d'analyser froidement l'enchainement des événements qui venaient de se produire dans cette grande maison, habituellement si calme et peu sujette aux mouvements des corps (et des esprits...) , je croyais qu'il me parlait du grenier "du haut", inaccessible pour ce sexagénaire qui n'envisage les déplacements que sur le plan horizontal et le plus souvent limité entre chambre à coucher, terrasse et cuisine. Il lui aurait fallu fournir un effort au dessus de ses moyens pour gagner les étages supérieurs et affronter la crise de folie supposée de sa sœur. Je comprenais très bien dès son premier appel l'urgence de la situation et l'impossibilité pour lui d'entreprendre quoi que ce soit ... l’extrême vulnérabilité dans laquelle il se trouvait et ces multiples appels au secours ...

je me voyais déjà sortant les injectables. j'espère les plus adaptés et les plus efficaces au traitement de la crise, essayant dans le même temps de joindre un confrère (très difficilement)  pour trouver (très difficilement) une orientation hospitalière à cette crise inopinée et un point de chute adapté à cette patiente...j'entendais déjà me répondre mes collègues hospitaliers et/ou urgentistes, se plaignant du manque de place un lundi après midi, pas assez de sorties, trop de rentrées ce week end, peut être une place dans deux ou trois jours, qui sait peut être dans une semaine ou deux...du manque de moyen, trop de pression, le discours du trop et du pas assez, maintes fois entendu ...

MAIS en y réfléchissant, je m'interroge encore sur le fait que (B) n'ait pu sortir de sa cuisine pour aller jeter un œil du coté de la terrasse, "à l'autre bout du couloir" ... il n'avait qu'à le traverser depuis cette cuisine, qu'il ne quitte jamais de la journée (ou de l'après midi puisqu'il se réveille toujours vers midi...). Et à part d'aller aux toilettes ou dans sa chambre pour dormir ... sa vie est une vie rythmée par la lecture du journal et de quelques magazines... les programmes télé... le passage des auxiliaires de vie, les infirmières et le médecin...les rares visites des proches ou de la famille...je l'imagine encore figé dans la cuisine dès les premiers cris de sa sœur, debout face à son téléphone, se grattant le menton (mal rasé), s'interrogeant sur l'origine de ses cris et cherchant de l'aide à l’extérieur ...


 "on l'appelle aussi le grenier, me dit (B), mais c'est le seul endroit qu'on a pas encore rangé...et puis, elle criait tellement fort, que je croyais qu'elle faisait une nouvelle crise... elle faisait comme ça autrefois...j'ai eu peur..."


je quitte rapidement la maison pour ne pas perdre de temps et aggraver mon retard de ce lundi après midi, déjà assez chargé et très riche en événements imprévus... en descendant les escaliers, je me dis que tous les appels au secours ne sont pas ceux que l'on croit, que les greniers aussi, ne sont pas toujours ceux que l'on  pourrait croire et que le plus court chemin pour y aller n'est toujours pas celui auquel on pourrait s'attendre... je réalise à quel point, il a dû se faire violence pour oser traverser ce foutu couloir, gagner la terrasse et affronter (de visu..)  les cris de sa sœur ... je crois les avoir revu quelques jours plus tard pour le renouvellement habituel de leur traitement, je me demande encore si nous avions parlé de cet épisode malheureux, peut être m'a t-elle dit avoir eu mal un peu à son dos mais "plus de peur que de mal" ...






samedi 17 août 2013

Le docteur qui?a mal perd la mémoire, ne fixe plus, se tient un peu à l'écart de ce qu'il est ou qu'il a été,
quelles étaient ses premières illusions? Il se pose souvent la question. Comment se voyait il dans ses premières années d'exercice, se projetant dans les 10, 20 ou 30 ans? Tout devient flou et l'essentiel pour lui, c'est malheureusement qu'il lui faut survivre, lutter contre le temps? contre lui même? contre l'inéluctable?

 Les jours qui filent et les patients qui lui filent entre les doigts, ceux qui meurent, ou ceux qui le quittent sans dire mots, il voudrait pouvoir se tenir au plus près de ce qu'il croit être le mieux, pour eux, pour lui? Mais il se retient chaque jour de ne pas en faire trop, il se motive le plus souvent pour ne pas trop baisser, ce qu'il appelle "sa garde", il avance à terrain découvert, terrain miné mais reste le plus souvent (à contre cœur) trop bien caché, trop bien à l'abri (pense t-il, il en aurait un peu honte...), de peur de recevoir cette foutue balle perdue, au mauvais endroit, au mauvais moment... Il se défend souvent de vouloir jouer les héros, à celui qui a tout vu, tout fait, tout compris, celui qui sait et qui a dit, et c'est pourtant l'essentiel de son boulot... Il se retient et tente de retenir ce qui peut l'être, encore et contre tout, comme au temps où, il était ce jeune naïf, avide qu'il était d'affronter ("effrontément...") ses propres certitudes, ses "folles" espérances, il aurait eu encore ce semblant de vérité, ou de fraicheur ? cette sorte de jeunesse avec la ferme volonté, inavouable mais déterminée, de vouloir tout confronter à une cette foutue réalité, "sa réalité", comme dirait la chanson... si proche, si lointaine, indomptable...

En fait il trop ou pas assez?? Est il sur le déclin? Sur ce versant de la vie où l'on prend peu à peu conscience du temps qui  reste, cette fameuse ligne de crête où tout va basculer, s'ouvrant à une nouvelle vie en forme de déjà vu, de déjà fait, sur le point d'emprunter cet autre chemin qui s'ouvre sur de nouveaux horizons, et abolissant au passage ce qui a déjà été accompli, l'accomplissement n'est pas un vain pour docteur qui?a mal, mais il est toujours dans cette sorte de retenue, qui convient si bien aux médecins, l'obligeant parfois à user, et abuser de certaines circonvolutions... la retenue est la première des vertus dans l'acquisition du savoir mais devient peu à peu si on en prend pas garde, le poids mort d'une certaine expérience, se débarrasser oublier se confronter au monde jusqu'à la négation de ce qui a été appris, su, prédigéré, l'oubli total et une sorte de désengagement qui vous conduit à cette sorte de nouvelle jeunesse retrouvée où chacun peut alors à sa façon se confronter à l’inanité et la grandeur des choses humaines...

Apprendre, réapprendre et désapprendre, s'oublier pour peu que l'on puisse alors retrouver en cet instant magique et merveilleux de la décision à prendre, cette sorte de recherche insensée qui vous conduit à retrouver cet équilibre sur cette trop fameuse ligne de crête, dans le basculement et le jaillissement qui suit votre jugement et vous conduit à adopter la bonne (le plus souvent, il faut l’espérer...) et (moins souvent, on l’espère aussi) la mauvaise attitude...

TOUT EST DANS CETTE SORTE DE CHEMINEMENT qui vous conduit à la décision et la bonne attitude à adopter, sur la base d'un savoir certes fragilisé par le temps qui passe, mais qui se renforce par l' expérience acquise peu à peu;  mais dont l'un ni l'autre, ne garantissent la justesse de notre jugement dans l'action qui peut rester malheureusement imparfait. La vérité ne se décrète pas, elle ne peut s'enfermer dans des conditions trop générales pour être acceptée par le plus grand nombre, on entend trop souvent: "l'exception confirme la règle" ou "nécessité fait lois"... La vérité se laisse voir, entrevoir, approcher,  par celui qui se décide d'avancer sur ses chemins de vie, au fil de rencontres singulières, parfois choisies mais le plus souvent imposées, que l'on veut riches de sens et porteuses de nouvelles interrogations ...

Le docteur qui?a mal oublie souvent, et s'oublie parfois dans sa façon d'exercer sa médecine; il se revoit et confronte l'enfant qu'il a été, à l'homme qu'il est devenu, il aspire à plus de repos, de temps libre, de rêves et d'espace (et de nouveaux espaces..)... Il a besoin de recul, de plus de distance, de solitude, de repli... Il voudrait parfois tout reprendre à zéro.. Recommencer mais la force n'est plus là et la mémoire lui fait de plus en plus défaut... Un de ses cauchemars les plus fréquents, c'est de se revoir en situation de repasser ses examens et concours... OUBLIS oubli, mémoire quand tu nous tient.. Tout est dans la retenue finalement, dans la façon de retenir, d'accumuler et de pouvoir libérer toute cette énergie accumulée au fil ce notre vie...On finit par comprendre que tout est dans l'échange, les entrées et les sorties, les flux et reflux, la façon de recevoir et de donner, nous ne sommes que de passage et les vecteurs d'une sorte d'instantanéité à l'échelle du temps. On peut AUSSI s'interroger sur ce qui s'échange se partage se donne, se vend et s'achète...

Sisyphe n'est pas mort, le docteur qui a?mal cherche souvent à remonter la pente, il cherche parfois à revenir sur ses pas, sorte de retour amont, voyage inversé, et retour aux origines, dans une tentative effrénée de retrouver du temps et du sens, il se détermine sur ce qu'il a déjà vu et connu, il analyse, interprète et cherche à redonner du sens à l'insensé, cette volonté de vivre et de poursuivre coute que coute ce chemin improbable, à contre courant de l'acquis et de l'inné, du déjà vu du déjà fait, du reste à faire, du reste à vivre, en tenant à distance le déjà fait, le déjà su et ce qu'il reste à conquérir...