Premier coup de téléphone de (B), je suis encore en visite (je suis encore en retard), lundi après midi et journée très chargée..
"Allo, docteur... VENEZ VITE... (AC...) ne s'arrête pas de crier... Elle est dans le grenier ...
Elle s'est disputée avec sa sœur. Je crois qu'elle fait une nouvelle crise..."
(AC...)
et (B...) sont frère et sœur, et n'ont jamais quitté la maison
familiale, ils sont tous les deux retraités mais n'ont jamais travaillé et sont toujours restés en invalidité. C'est la sœur qui assure le quotidien et
l'intendance, les courses, les commérages, et ramène tous les jours à la maison le journal
local, ne se privant pas au passage d'aller gratter quelques jeux de hasard ...
Deuxième coup de téléphone de (B) ...
" Docteur, docteur, c'est encore (B) je vous dis qu'elle ne va pas bien... elle crie encore!! Elle fait une crise...
- ça n'allait pas ces derniers jours?? Elles se sont beaucoup disputées??
- Oui, oui, ça ne va pas, il faut venir
- Oui, oui, j'arrive"
La
maison est grande et je peux comprendre dans la précipitation qu'il ne
puisse (ou qu'il ne veuille) aller voir dans le grenier, (B) se déplace
très peu et le seul trajet quotidien qu'il ose entreprendre est celui qui va de sa chambre à la cuisine, à l'autre bout
du couloir... faute de ne pas pouvoir le
faire sortir de la maison et suite à de nombreux problèmes circulatoires, compliqués de quelques ulcères chroniques, nous sommes parvenus à le convaincre de pratiquer un peu
de vélo d'appartement sur leur terrasse ...
Troisième coup de téléphone...
"Docteur, je suis avec (AC)
- vous êtes dans le grenier??
- oui, le grenier de la terrasse...elle est tombée et je n'arrive pas à la relever..."
Effectivement,
(AC) était de tout son corps, étalée au milieu des cartons et objets
hétéroclites, non pas dans "le grenier du haut" mais celui de "la terrasse",
un peu comme dans les dessins animés de Tex Avery, les jambes en haut
et le corps plongé dans le magma hétérogène de ce grenier "du bas".... (AC) était dans une absolue impossibilité de se
relever, je lui tends les mains, la prends par les épaules et l'aide à
s’asseoir sur une chaise que je fis glisser à ses cotés... que son frêre faisant, pour une fois, preuve d'un peu d'initiative, avait ramenée "dare dare" de la cuisine ...
Plus de peur
que de mal, et j'essayais d'analyser froidement l'enchainement des événements qui venaient de se produire dans cette grande maison, habituellement si calme et peu sujette aux mouvements des corps (et des esprits...) , je croyais qu'il me parlait du
grenier "du haut", inaccessible pour ce sexagénaire qui n'envisage les déplacements que sur le plan horizontal et le plus souvent limité entre chambre à coucher, terrasse et cuisine. Il lui aurait fallu fournir un effort au dessus de ses moyens pour gagner les étages supérieurs et affronter la crise de folie supposée de sa sœur. Je comprenais très bien dès son premier appel l'urgence de la situation et l'impossibilité pour lui d'entreprendre quoi que ce soit ... l’extrême vulnérabilité dans laquelle il se trouvait et ces multiples appels au secours ...
je me voyais déjà sortant les injectables. j'espère les plus adaptés et les plus efficaces au traitement de la crise, essayant dans le même temps de joindre un confrère (très difficilement) pour trouver (très difficilement) une orientation hospitalière à cette crise inopinée et un point de chute adapté à cette patiente...j'entendais déjà me répondre mes collègues hospitaliers et/ou urgentistes, se plaignant du manque de place un lundi après midi, pas assez de sorties, trop de rentrées ce week end, peut être une place dans deux ou trois jours, qui sait peut être dans une semaine ou deux...du manque de moyen, trop de pression, le discours du trop et du pas assez, maintes fois entendu ...
MAIS en y réfléchissant, je m'interroge encore sur le fait que (B) n'ait pu sortir de sa cuisine pour aller
jeter un œil du coté de la terrasse, "à l'autre bout du couloir" ... il
n'avait qu'à le traverser depuis cette cuisine, qu'il ne quitte jamais de
la journée (ou de l'après midi puisqu'il se réveille toujours vers
midi...). Et à part d'aller aux toilettes ou dans sa chambre pour dormir ... sa vie est une vie rythmée par la lecture du journal et de quelques magazines...
les programmes télé... le passage des auxiliaires de vie, les
infirmières et le médecin...les rares visites des proches ou de la
famille...je l'imagine encore figé dans la cuisine dès les premiers cris de sa sœur, debout face à son téléphone, se grattant le menton (mal rasé), s'interrogeant sur l'origine de ses cris et cherchant de l'aide à l’extérieur ...
"on l'appelle aussi le grenier, me dit
(B), mais c'est le seul endroit qu'on a pas encore rangé...et puis,
elle criait tellement fort, que je croyais qu'elle faisait une nouvelle
crise... elle faisait comme ça autrefois...j'ai eu peur..."
je
quitte rapidement la maison pour ne pas perdre de temps et aggraver mon
retard de ce lundi après midi, déjà assez chargé et très riche en
événements imprévus... en descendant les escaliers, je me dis que tous
les appels au secours ne sont pas ceux que l'on croit, que les greniers
aussi, ne sont pas toujours ceux que l'on pourrait croire et que le
plus court chemin pour y aller n'est toujours pas celui auquel on pourrait s'attendre... je réalise à quel point, il a dû se faire violence pour oser
traverser ce foutu couloir, gagner la terrasse et affronter (de visu..) les cris de
sa sœur ... je crois les avoir revu quelques jours plus tard pour le renouvellement habituel de leur traitement, je me demande encore si nous avions parlé de cet épisode malheureux, peut être m'a t-elle dit avoir eu mal un peu à son dos mais "plus de peur que de mal" ...
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